Chronique
Colonie de vacances,
par Francis Marmande
LE MONDE | 14.12.05 | 14h07 • Mis à
jour le 14.12.05 | 14h07
Mélanges, métissages, au
coeur de tout ce qui chante et qui bouge, Brésilienne de Paris : Mônica Passos.
Parmi les grandes folles de la scène, Mônica (Django d'or 2005 dans la
catégorie musiques traditionnelles du monde) vaut mieux qu'un accessit. Les
grandes folles : Tania Maria, Brigitte Fontaine, Remitti, Nina Simone, Dee Dee
Bridgewater, La Paquita, liste ouverte. Les hommes "sampleront"
toujours plus de téléchargements de reprises : les femmes folles continuent de
chanter.
Mônica Passos embarque Brazilian Caravane ; Christophe Lartilleux, leader de
Latcho-drom, tient les rênes. Serrée de près par ses "gipsies" (Emy
Dragoï, accordéoniste à découvrir sur le champ), ses manouches, ses
Vénézuéliens, ses invités antillais (Charles Labinsky, percussionniste), par de
très virtuelles Brésiliennes de Montpellier (la Verioca, percussionniste),
Mônica passe les bornes.
Elle hurle, roule, murmure, se fait chatte, renverse, somptueusement fringuée
en Castafiore parée pour Carnaval. Son corps déborde, rappelle La Géante de Baudelaire : elle exagère bien.
Les chiens n'aboient pas : la Brazilian Caravane mène son train d'enfer.
Métissage puissant, "kalalu" des îles (mélange), l'envers du
communautarisme. Ivresse, tonnes de musique, alizés de secours, redémarrage en
trombe du fond des grands secrets, rien ne tient sans l'excès de Mônica, rien
sans l'exactitude déjantée de ses musiciens.
Sous le feu du ciel, la musique resitue le point d'exactitude. La musique et
les poètes. Dans les premiers jours de décembre 2005, Mônica Passos présentait
Brazilian Caravane à l'Atrium de Fort-de-France (Martinique), où Fanny Auguiac
(directrice du Centre martiniquais d'action culturelle) les héberge en
résidence. L'Atrium ? Deux scènes, des espaces d'exposition, des ateliers et
des appartements d'artistes. Jean-Paul Césaire, fils du poète, vient de prendre
sa retraite de directeur.
Fanny Auguiac se retire également. L'outil monumental de l'Atrium est donc à
pourvoir. Tout un activisme musical, dans la danse contemporaine, les
expositions, le théâtre, le cinéma, la création, les contradictions, à
reprendre. Trente ans d'activisme réfléchi de Fanny Auguiac (qui elle, pas du
tout dans le style de Mônica Passos, incarne la raison) commencent, pour la
musique, de cruellement manquer.
Son "Carrefour" ne tient pas d'un club de vacances : croisements,
mélanges, une génération de musiciens antillais (Marius Cultier, Eugène Mona,
Bib Monville, Paulo Rosine, les frères Bernard, Chyco Jehelman, Luther
François), d'Antillais de Paris ou New York (Mino Cinelu, Alain Jean-Marie,
Mario Canonge), s'est frottée aux plus grands Américains du Nord et du Sud, aux
Brésiliens venus en voisin, aux Européens les moins préfabriqués.
Mondialisation retournée : retour aux sources mêlées, version Aimé Césaire, au Tout-monde
signé Edouard Glissant (Gallimard, 1997), tous deux plus Chamoiseau, que le
ministre de l'intérieur vient comiquement de remettre à l'honneur.
Ce qui permet de penser qu'une île (en l'occurrence, la Martinique), un
département d'outre-Atlantique, le tiers d'un département moyen, un carrefour
qui fournit tant d'exemples de poètes et de musiciens, devrait finir par
attirer l'attention pour d'autres raisons que le soleil qui l'écrase. D'Aimé
Césaire (92 ans), dont ses meilleurs lecteurs ont découvert, grâce au ministre
de l'intérieur, que sa vigueur est intacte, on ira lire Nègre je suis, nègre
je resterai récemment paru (entretiens avec Françoise Vergès, Albin Michel,
158 pages, 14 euros). Avec en miroir un superbe ouvrage qu'il préface, Henri
Guédon (HC Editions, Fondation Clément, 256 pages, 45 euros): peintures,
masques, totems, corps, couleurs, signes, bestiaire halluciné et réjoui de
Guédon, judoka percussionniste antillais . Chant profond de "ceux qui
n'ont inventé ni la poudre, ni la boussole (...). Mais ceux sans qui la
terre ne serait pas la terre." (Césaire).
FRANCIS MARMANDE
Article paru dans l'édition du 15.12.05